Nous parlons souvent du fils prodigue, dans les célébrations pénitentielles et pour les enfants. Mais cet évangile n’est pas pour les enfants et ne s’adressent qu’indirectement aux pécheurs. Les trois paraboles viennent dans le contexte d’un conflit. Jésus est un rabbi estimé. De nombreux pharisiens reconnaissent en lui un « maître ». D’où leur incompréhension. Peut-on montrer le chemin de la sainteté et en même temps sembler pactiser avec les pécheurs, perdre du temps avec eux plutôt que d’aller conforter les bonnes familles dans leur chemin ? Jésus rappellera à l’occasion qu’il serait bon de regarder la poutre dans son œil avant de regarder la paille dans l’œil de l’autre. Ici il admet que les scribes et les pharisiens sont parfaits et que les pécheurs sont vraiment pécheurs. Mais pour lui les uns comme les autres ont une réelle valeur, une richesse qui dépasse ce qu’ils sont ou font pour l’instant. La brebis perdue reste une brebis, même au fond des broussailles, la pièce d’argent reste une pièce d’argent, même dans la poussière, le fils ingrat reste un fils et un frère, même quasiment mort. Nos actions les plus aberrantes ne peuvent supprimer notre identité profonde. Dans les trois cas, on ne se contente pas de réintégrer le troupeau, le porte-monnaie ou la famille dans un silence pesant, comme si rien ne s’était passé. C’est une source de joie qu’il faut partager, non le temps des reproches. C’est une question de point de vue. Les scribes et pharisien voient la faute, le passé, l’imperfection et il faut « payer » le gâchis, les années de retard, les souffrances causées etc. Jésus voit le retour de l’aimé. Le berger, la ménagère, le Père ne voient que ce ou celui qui manquait et qu’on croyait disparu à jamais, et s’en réjouissent. Et donc il faut prendre le temps de la rencontre et de la fête. Ceci peut engendrer de l’incompréhension : faut-il perdre du temps pour une seule brebis perdue, quand il y a tant à faire pour la communauté fidèle qui a besoin de son berger, pour le fils ainé qui a besoin de l’affection de son père. Est-ce juste ? Assurément ce n’est pas juste. Mais c’est nécessaire, parce que tout l’évangile est dans ce mystère de l’amour qui dépasse la justice.
Une paroisse n’est pas une communauté de scribes et de pharisiens soucieux de se préserver du monde pécheur. Elle est le lieu où l’Église corps visible du Christ s’incarne, prend chair, et manifeste la bonté de Dieu pour tous. Vous-ai-je, avec Théophile, suffisamment aidés à entrer dans la joie de Dieu ? Avons-nous suffisamment ouvert les yeux sur la valeur intrinsèque de chacun Avons-nous été des modèles de miséricorde, de bienveillance et de réconciliation ? Avant nous étés des frères plutôt que des juges ? Pour que notre religion soit une religion de la joie et de la bonne nouvelle, il faut nous mettre du côté du Christ et partager son regard, son point de vue comme le Père le propose à son fils ainé. Or souvent nous ne savons pas nous réjouir ou encourager. Il ne s’agit pas seulement de ne pas critiquer, et de ronger son frein en silence, ni même d’être tolérants. Il faut s’associer à la joie de Dieu. Et nous ne le pouvons qu’en participant avec conviction que l’autre a une valeur, qu’il y a quelque chose en lui à trouver, à sauver. C’est cela qui se joue dans l’eucharistie, « action de grâce », occasion offerte de nous associer à la Joie de Dieu. C’est la conviction que Dieu part inlassablement à la rencontre de tout homme, et que tous peuvent, malgré leurs péchés et blessures, l’accueillir qui motive notre joie et notre action de grâce.
On peut toujours être « pécheur » aux yeux de l’un et pharisien aux yeux de l’autre, à la fois fils prodigue et fils ainé. Une chose est certaine : c’est dans notre capacité à rester attentifs en actes aux plus fragiles que se mesure la réalité de notre amour de Dieu. S’il est difficile d’évaluer la misère spirituelle et la conversion des pécheurs, il reste le critère de la charité. Notre paroisse est sur le trajet de ces pauvres parmi les pauvres que sont les migrants. Ce n’est pas une charge, mais un honneur et une chance que Dieu nous offre, que de pouvoir le servir à travers eux. C’est dans ce service des petits et des pauvres que se relativisent et se résolvent toutes questions de style, de péché et de pureté, pour aller droit à l’essentiel, au cœur du Royaume annoncé : la joie du Père retrouvant tous ses enfants sans qu’aucun manque, sans qu’aucun se compare à quiconque, chacun donnant, pour tous, le meilleur de lui-même.
Je me permets de redire aujourd’hui ce que j’ai dit dimanche dernier dans un contexte semblable à Saint-Memmie, où l’évangile du jour semblait nous inviter à rompre nos liens, y compris les plus chers, sans regret, pour suivre le Christ. Si Jésus demande de faire des choix et d’être cohérents avec nos priorités, on sait que l’évangile mène à tisser mille liens. Car ce à quoi nous ne pouvons pas renoncer, ce qui fait le cœur de l‘évangile, c’est ce mouvement qui a constitué, au commencement de l’Église, une fraternité et une solidarité réelles à partir de gens venus de tous horizons. Nul ne quittera au nom de l’évangile père mère frères et sœurs sans les retrouver au centuple, dira Jésus. Et cette nouvelle fraternité, bâtie non sur le droit du sol ou le droit du sang, mais sur l’Esprit de Dieu, ne peut pas être rompue par une quelconque mutation, puisque la mort elle-même ne peut la briser. On est curé ou vicaire, ou membre d’équipe de conduite, recteur ou doyen, ou tout autre chose, pour un temps. Ce ne sont que des fonctions que l’on prend et que l’on laisse comme on endosse le tablier de service avant de le transmettre au suivant. Malheur à qui recherche les titres et les honneurs pour eux-mêmes et confond sa fonction et sa personne jusqu’à se croire indispensable. Avant d’être prêtre, je suis un homme et un chrétien et vous restez éternellement des frères et sœurs. Ainsi je ne vous quitte pas. Je change simplement de fonction et d’adresse. Et de plus, comme doyen de Châlons, j’aurai bien certainement l’occasion de revoir beaucoup d’entre vous.
Il me reste de nombreux regrets. Le plus amer est de n’avoir pas trouvé une solution satisfaisante pour un couple de migrant et leur petite fille. J’ai d’autre regrets : la crise sanitaire notamment a bloqué bien des projets et j’ai été insuffisamment présent à la vie de la paroisse et du quartier. Mais je me console en partie en me disant que si les prêtres sont nécessaires à la vie de l’Église, le but n’est pas que nous soyons au centre et présent partout, mais que la communauté chrétienne sache se prendre en charge et vive l’évangile. Ce n’est pas le curé qui fait les chrétiens. Chers frères et amis, je conclus. D’abord, je demande pardon à ceux et celles que j’ai pu blesser d’une manière ou d’une autre, par mes propos, en décevant des attentes, en n’étant pas suffisamment présent, par mes décisions ou absence de décisions. Malheureusement l’ordination ne fait de nous ni des saints ni des surhommes, et les fonctions de gouvernement obligent parfois à des choix difficiles. Mais surtout, merci. Merci à l’équipe de conduite, merci aux sœurs, merci à la chorale, merci à l’équipe d’entretien, merci aux équipes liturgiques, merci aux servants et servantes d’autel Merci à la mairie, merci à vous tous de votre présence amicale et fidèle. Votre nouveau curé, Erwan, est pour moi un frère qui, en plus de sa jeunesse et de son dynamisme, a toute ma confiance et mon amitié. Je vous confie à lui, et je vous le confie ! A tous, bon vent pour une belle aventure, à la lumière de l’Évangile.
Père Jacques Wersinger